Spiritualité Chrétienne

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Saint Hilarion

Saint Hilarion

+ vers 372

Fêté le 21 octobre


Hilarion était d'un bourg nommé Tabate, qui est assis du côté de Gaza, ville de la Palestine. Son père et sa mère étaient idolâtres. Ils l'envoyèrent faire ses humanités à Alexandrie. Il y donna des preuves d'un grand esprit, et ses moeurs, autant que son âge pouvait le permettre, y furent aussi pures, ce qui le rendit en peu de temps aimé de tous et savant en rhétorique. Au bout de peu de temps, il entra dans la foi de Jésus Christ; il ne prenait plaisir ni au cirque, ni aux gladiateurs, ni aux représentations du théâtre, mais toute sa joie était de se trouver à l'église en l'assemblée des fidèles. Ayant entendu parler de saint Antoine, l'extrême désir qu'il eut de le voir le fit aller dans le désert; lorsqu'il fut arrivé à la retraite de ce saint, il changea d'habit et demeura près de deux mois auprès de lui. Et il admirait quelle était son assiduité dans la prière; son humilité à recevoir ses frères; sa sévérité à les reprendre; sa gaîté à les exhorter; et comme nulle infirmité n'était capable d'interrompre son abstinence.


Mais il fut gêné dans cette retraite par la multitude de ceux qui venaient de tous côtés chercher saint Antoine pour être soulagés de diverses maladies, et particulièrement de l'obsession des démons. Il se dit que puisqu'il y avait dans cette partie du désert autant de monde que dans les villes, il devait commencer ainsi qu'avait commencé Antoine. Il s'en retourna donc en son pays avec quelques moines; et ses parents étant déjà morts, il donna une partie de son bien à ses frères et l'autre aux pauvres, sans rien se réserver, à cause de cette parole de notre Seigneur : "Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne saurait être mon disciple". Il n'avait alors que quinze ans; et s'étant ainsi dépouillé de tout, il entra dans ce désert qui s'étend du côté gauche, lorsque l'on va en Egypte par le côté et qui se trouve à quelque distance de Gaza. Ces parages étaient fort fréquentés par les brigands et les assassins, aussi ses proches et ses amis l'avertirent de ce péril et le supplièrent de différer son projet, mais il méprisa ce danger. Chacun s'étonnait de son courage, et on eût encore plus admiré cette résolution s'il l'on n'eût vu reluire dans ses yeux cette foi si vive et si ardente qui brûlait son coeur.


Pourtant, sa santé qui était fragile était un autre obstacle à cette sainte détermination. Car il était d'une complexion délicate et se trouvait ainsi très sensible à toutes les injures de l'air, le moindre froid ou le moindre chaud était capable de lui donner beaucoup de peine. Mais il trouva dans le secours de sa foi la force de surmonter ces indispositions. Il partit donc un jour pour la retraite qu'il s'était donnée, se couvrant seulement d'un sac et d'une tunique de poil, que le bienheureux Antoine lui avait donnés lorsqu'il prit congé de lui. Il établit son domicile entre la mer et les marais, dans une vaste et effroyable solitude, où il ne mangeait que quinze figues par jour, après que le soleil était couché. Comme cette contrée, ainsi que je l'ai déjà dit, était toute pleine de voleurs, nul autre homme que lui n'avait jamais demeuré en ce lieu-là. Que pouvait faire le démon en le voyant vivre de la sorte ? De quel côté pouvait-il se tourner ? Il en enrageait. Cet esprit des ténèbres, ne pouvant faire pis, chatouillait ses sens et s'efforçait de faire sentir à son corps qui entrait dans l'adolescence les ardeurs de la volupté qui, jusqu'a-lors, lui étaient inconnues. Ainsi, ce jeune soldat de Jésus Christ était contraint de porter son imagination à des choses qu'il ignorait et de penser avec appréhension à des pompes et à des magnificences qu'il n'avait jamais vues. Ces pensées nouvelles le mettaient en colère contre lui-même et il se meurtrissait l'estomac de coups, comme si, en frappant son corps, il eût pu les chasser de son esprit : "Perfide animal, je t'empêcherai bien de frémir", s'écria-t-il. Je te ferai travailler par le chaud et par le froid, afin que tu penses plutôt à manger qu'à te donner du plaisir." Ainsi, après trois ou quatre jours de jeûne, il se soutenait seulement avec quelques herbes et un peu de figues; il priait et chantait des psaumes toutes les heures et il travaillait la terre afin que ce travail redoublât la fatigue de ses jeûnes. Ainsi son corps fut tellement épuisé qu'à peine la peau tenait-elle encore à ses os.


Une nuit, il entendit comme des plaintes de petits enfants, des pleurs de femme, des bêlements de brebis, mêlés au son de plusieurs voix barbares et confuses et il fut cette fois plus épouvanté encore. Il se dressa avec effroi et regarda tout autour de lui. Puis, il se jeta à genoux tout tremblant, fit le signe de la croix sur son front, et s'étant ainsi armé du bouclier de la foi, il reconnut que tout cela n'était que des jeux du démon. Ayant alors désir de voir ce qu'il avait horreur d'entendre, il jetait les yeux de tous côtés, lorsque soudain il aperçut, la lune étant fort claire, un chariot tiré par des chevaux enflammés qui se précipitait sur lui. Sur quoi, il n'eut pas plutôt imploré à haute voix l'assistance de Jésus Christ que la terre s'ouvrît et engloutît cette machine. Ce que voyant, il porta les yeux au ciel et dit : "Il a précipité dans la mer le cheval et le cavalier."


Hilarion a souffert tant de tentations, et les démons lui ont adressé de jour et de nuit tant d'embûches, que si je les voulais toutes raconter, je passerais les bornes d'un juste volume. Combien de fois, lorsqu'il était couché, des femmes toutes nues se sont-elles présentées devant lui ? Il avait bien garde de porter ses regards sur elles. Et combien de fois, lorsqu'il avait faim, des festins magnifiques ont-ils paru devant ses yeux ? Il avait bien garde de porter ses mains sur eux. Quelquefois, lorsqu'il priait, des loups en hurlant, des renards en jappant, sautaient par-dessus lui. Il continuait à prier. Et un jour qu'il chantait des psaumes, il eut pour spectacle, un combat de gladiateurs, dont l'un tombant comme mort à ses pieds le priait de lui donner sépulcre. Il continua à chanter. On voit combien il montrait, en ces saintes occupations une divine opiniâtreté. Une seule fois, le démon réussit à prendre en faute sa persévérante vigilance. Ce fut un soir où, s'étant distrait, le malin, plus éveillé que lui, sauta sur ses épaules, et en lui éperonnant les côtes, et lui frappant la tête avec son fouet lui criait : "Hue, hue, cours donc, pourquoi t'endors-tu ? et en cet état, il lui demanda avec un gros rire si le courage lui manquait et s'il voulait qu'il lui donnât de l'orge.


De seize jusqu'à vingt ans, il n'eut d'autre abri contre le chaud et la pluie, qu'une cabane de jonc. Depuis, il fit toutes les fois, une petite cellule qui se voit encore aujourd'hui; elle était large de quatre pieds, et haute de cinq et ainsi plus basse que lui, mais comme elle était un peu plus longue qu'il ne fallait pour son corps, elle paraissait plutôt un sépulcre. Il ne coupait ses cheveux qu'une fois l'année, le jour de Pâques tout en prenant cependant les soins d'hygiène indispensables. Il coucha jusqu'à sa mort sur une litière de jonc. On dit qu'il ne lava jamais le sac dont il s'était revêtu et qu'il ne changeait de tunique que quand la sienne était en pièces. Il savait toute l'Écriture sainte par coeur, et chaque jour, après qu'il avait fait oraison et chanté des psaumes, il la récitait tout haut comme si Dieu eût été présent. Il serait trop long de raconter ses grandes actions dans l'ordre, je les renfermerai en peu de mots et représenterai ainsi toute sa vie devant les yeux du lecteur, puis je reprendrai la suite de ma narration.


De vingt-et-un jusqu'à vingt-sept ans, il ne mangea que des lentilles trempées dans l'eau froide et même, durant les trois dernières années que du pain avec du sel et de l'eau. De vingt-sept à trente ans, il ne vécut que d'herbes sauvages et de racines. De trente-et-un jusqu'à trente-cinq ans, il n'eut pour toute substance que six mesures de pain et d'orge et un peu d'herbes. Mais sentant sa vue baisser et souffrant d'une grattelle qui lui donnait une violente démangeaison par tout le corps et rendait sa peau aussi rude que de la pierre ponce, il ajouta de l'huile à ses aliments. Il continua jusqu'à soixante-trois ans à vivre dans cette abstinence, ne goûtant outre cela ni fruit, ni légume, ni rien d'autre. Alors, voyant que son corps s'affaiblissait et croyant que sa mort était proche, il ne mangea plus de pain de soixante-quatre ans à quatre-vingts, sa ferveur étant si incroyable qu'il semblait entrer seulement au service de Dieu en un âge où les autres ont accoutumé de diminuer leurs austérités. Il persévéra jusqu'à la mort en cette manière de vivre, ne mangeant jamais qu'après le coucher du soleil, et ne rompant jamais son jeûne ni aux jours de fête, ni dans ses plus grandes maladies.


Mais il est temps de reprendre la narration que j'avais quittée. Lorsqu'Hilarion demeurait encore dans sa cabane n'étant âgé que de dix-huit ans, les voleurs vinrent le chercher la nuit, parce qu'ils pensaient trouver en sa possession quelque chose qu'ils puissent dérober, soit, parce qu'ils regardaient comme déshonorant pour eux qu'un jeune homme ne craignît point leurs violences : ils parcoururent pendant toute la nuit le désert qui s'étend entre la mer et les marais sans pouvoir trouver le lieu où il se retirait, mais ayant fini par le découvrir lorsqu'il était déjà grand jour, ils lui dirent ironiquement : "Que ferais-tu si des vo-leurs venaient à toi ?" Il répondit : "Un homme qui n'a rien n'a point peur des voleurs." Et comme ils lui répondaient : "Ils peu-vent te tuer." "Ils le peuvent sans doute, répliqua-t-il, mais cela ne fait pas que je les craigne parce que je suis tout préparé à la mort. Sur quoi ces voleurs, admirant sa foi et sa confiance, lui contèrent leurs recherches de la nuit précédente et comment leurs yeux avaient été miraculeusement obscurcis et lui promirent de mieux vivre à l'avenir.


Il était âgé de vingt-deux ans et n'était connu de personne par sa réputation qui le rendait célèbre en toutes les villes de la Palestine, lorsqu'une femme d'Eleuteropolis, qui était demeurée quinze ans sans avoir d'enfants se voyait délaissée par son mari à cause de sa stérilité, osa la première l'aborder et se jeta à ses genoux en lui disant : "Pardonnez à ma hardiesse; pardonnez à mon besoin. Pourquoi détournez-vous vos yeux de moi ? Pour-quoi fuyez-vous celle qui vous prie ? Ne me regardez pas comme femme, mais regardez-moi comme misérable : mon sexe a porté le Sauveur du monde; et ce ne sont pas les saints, mais les malades qui ont besoin de médecin". Il s'arrêta à ces paroles et lui de-manda les causes de sa visite et de ses pleurs. Les ayant apprises, il leva les yeux au ciel, puis il lui dit d'avoir bonne espérance et l'accompagna de ses larmes lorsqu'elle l'eût quitté et au bout d'un an, il la revit avec un fils que Dieu lui donna.


Ce fut là le commencement de ses miracles, mais un beaucoup plus grand le rendit encore plus célèbre. Aristenète, femme d'Elpide qui fut depuis Grand-Maître du palais de l'empereur, et qui était un des plus en vue parmi les chrétiens, retournant avec son mari et trois de ses enfants d'une visite qu'elle avait faite à saint Antoine, fut obligée de s'arrêter à Gaza parce que ses enfants étaient tombés malades, mais les miasmes des marais aggravèrent l'état des enfants qui tombèrent dans une violente fièvre et furent abandonnés des médecins. La pauvre mère, criant et hurlant, courait au milieu de ses trois fils, allant tantôt vers l'un et tantôt vers l'autre, sans savoir lequel elle devait pleurer le premier. Comme on lui disait qu'il y avait un ermite dans le désert assez proche, oubliant la pompe des personnes de sa condition et se souvenant seulement qu'elle était mère, elle part accompagnée de quelques servantes et de quelques eunuques, son mari ayant tout juste réussi à le faire monter sur un âne. Étant arrivée vers Hilarion, elle lui dit : "Je vous conjure par le Dieu que nous adorons, par notre Seigneur Jésus Christ qui est la clémence même, et par la croix et par son Sang, de me rendre mes trois fils et de venir à Gaza, afin que le Nom de notre Sauveur et de notre Maître soit glorifié dans une ville païenne." Hilarion, ne pouvant se résoudre à lui accorder sa demande, et disant qu'il n'était jamais sorti de sa cellule et qu'il n'avait point coutume, non seulement d'aller dans les villes, mais d'entrer même dans les moindres villages, Aristenète se jeta par terre en criant par diverses fois : "Hilarion, serviteur de Dieu, rendez-moi mes enfants et que ceux qu'Antoine a embrassés en Egypte, soient conservés par vous en Syrie." Tous ceux qui étaient présents fondaient en larmes et lui-même pleurait en repoussant sa prière. Que dirai-je de plus ? Cette dame ne s'en voulut jamais retourner qu'après qu'il lui eut promis qu'aussitôt après le coucher du soleil, il se rendrait dans Gaza. Étant arrivé et ayant examiné l'un après l'autre, dans leurs lits, ces jeunes enfants, que consumait la fièvre, il invoqua le Nom de Jésus Christ. Effet admirable de la puissance de ce Nom ! On vit soudain une sueur abondante sortir miraculeusement de leurs trois corps ainsi que de trois fontaines et en même temps, les petits malades acceptèrent de la nourriture, reconnurent leur mère éplorée, et rendant des actions de grâce à Dieu, baisèrent les mains du jeune et vénérable saint. Ce miracle ayant été su et raconté de tous côtés, on voyait comme à l'envi, les peuples de Syrie et d'Égypte aller vers lui en grand nombre et avec tant d'enthousiasme que plusieurs embrassaient la foi de Jésus Christ et faisaient profession de la vie monastique. Car il n'y avait point alors de monastères dans la Palestine et avant saint Hilarion, on n'avait point vu de moines en Syrie. Il y montra, le premier, cette manière de vivre. Il en donna, le premier, les instructions et comme notre Seigneur Jésus Christ avait le vieillard Antoine en Egypte, il avait le jeune Hilarion en Palestine.


Les moines qui demeuraient avec Hilarion (car il y en avait alors plusieurs) lui amenèrent d'une ville d'Égypte appelée Facidia, une femme aveugle depuis dix ans, qui lui dit qu'elle avait employé tout son bien à se faire traiter par les médecins. Le saint lui répondit : "D'abord, évitez de vous adresser aux médecins. Ensuite, si vous l'aviez donné aux pauvres, Jésus Christ qui est le véritable Médecin vous aurait guérie." Sur quoi, cette pauvre femme redoublant ses prières et le conjurant d'avoir pitié d'elle, il lui cracha sur les yeux et soudain, à l'exemple du Sauveur et par la même vertu elle recouvra la vue.


Un cocher de Gaza qui conduisait les chars dans le cirque ayant été frappé du démon alors qu'il était sur son char et étant demeuré paralysé de tout le corps si bien qu'il ne pouvait pas même tourner la tête ni remuer les mains, lui fut apporté sur une civière en cet état; il ne lui restait que sa langue pour prier le saint. Celui-ci lui répondit qu'il ne pouvait être guéri si, auparavant, il ne croyait en Jésus Christ et ne promettait de renoncer à son métier. Il crut sur-le-champ, puis s'engagea à abandonner son ancienne vie. Il fut guéri aussitôt fort solidement et se réjouit beaucoup plus d'avoir recouvré la santé de son âme que celle de son corps.


Un sportif, nommé Marcitas qui était du territoire de Jérusalem, et extraordinairement fort, avait tant de complaisance en sa force, qu'il s'amusait à porter fort longtemps et fort loin quinze sacs de farine et n'était content que lorsqu'il avait pu battre les records établis par les ânes et les mulets. Loin de se borner à ces performances, il se plaisait également, sous l'influence d'un des plus méchants des démons, à mettre en pièces les entraves dont on se voulait servir pour l'arrêter, et les gonds même, et les ferrures avec lesquels on voulait le retenir en prison. La municipalité était fort ennuyée. Il avait coupé avec les dents le nez et les oreilles de plusieurs personnes; il avait brisé les pieds de plu-sieurs agents de la police et les mâchoires des autres et avait imprimé une telle terreur dans l'esprit de tout le monde qu'on dut l'amener au monastère, chargé de chaînes les plus fortes de la ville, ainsi que l'on aurait amené un taureau très furieux. On pria Hilarion de le rendre inoffensif. Les frères, lorsqu'ils le virent en cet état furent tous très épouvantés (car il était d'une grandeur démesurée) et vinrent le dire à leur père. Mais, lui, sans se lever, commanda qu'on le lui amenât et qu'on le déliât et lorsque cet homme redoutable eut été délié, il lui dit : "Baisse la tête et viens ici." Alors, ce misérable, toute sa fureur étant cessée, commença à trembler, à baisser la tête sans oser lever les yeux et à lécher les pieds d'Hilarion, lequel l'ayant exorcisé, chassa le démon qui le possédait et le renvoya le septième jour.


Mais je ne dois pas taire ce qui arriva à Orion, gouverneur de la ville d'Aïla, sur la Mer Rouge. Cet homme, possédé d'une légion de démons, lui fut amené, ayant les mains, le cou, les côtés et les pieds chargés de chaînes et les yeux égarés et menaçants, témoignaient assez l'extrême fureur dont il était agité; le saint se promenait alors avec ses frères, auxquels il expliquait un passage de l'Écriture sainte et Orion, s'étant échappé des mains de ceux qui le tenaient se jeta sur lui, le saisit par derrière et l'en-leva bien haut, en l'air. Sur quoi, tous ceux qui étaient présents, jetèrent un grand cri parce qu'ils craignaient qu'il ne brisât ce corps si exténué par les jeûnes. Mais le saint, en souriant, leur dit : "Laissez-le faire et ne vous mettez pas en peine de la lutte qui doit avoir lieu entre lui et moi." Ayant ensuite saisi la tête de ce malheureux, il le prit par les cheveux et l'amena à ses pieds, puis lui serra les mains l'une contre l'autre et avec ses deux pieds marcha sur les liens et redoublant encore de violence, il dit : "Endure, endure. troupe de démons !" Sur quoi, Orion, jetant de grands cris mêlés de pleurs et couché sur le dos, s'écria : "Ô Jésus, mon Seigneur et Maître, délivre-moi de cette misère et de cet esclavage, c'est à toi qu'il appartient de vaincre non seulement un, mais plusieurs démons !" Or, voici une chose inouïe : on entendait à ce moment-là sortir de la bouche du vieil homme des voix nombreuses et semblables à la rumeur de tout un peuple - c'étaient les démons. Hilarion l'ayant délivré, il revint le revoir quelque temps après avec sa femme et ses enfants et lui apporta plusieurs présents pour lui témoigner sa reconnaissance. Sur quoi le saint dit : "N'avez-vous pas lu de quelle façon Giézi et Siméon ont été châtiés pour en avoir offert ? l'un pour avoir voulu vendre les dons du saint Esprit et l'autre pour avoir voulu les acheter ?" Orion lui ayant répondu, les larmes aux yeux : Recevez cela, je vous supplie, et donnez-le aux pauvres." Il lui répliqua : "Vous pouvez mieux le faire que moi, puisque vous allez dans les villes et connaissez ceux qui en ont besoin. Mais, moi, ayant abandonné tout ce que j'avais, pourquoi désirerais-je le bien d'autrui ? Il y en a beaucoup qui emploient le nom des pauvres pour servir de prétexte à leur cupidité : la véritable charité n'est point artificieuse et personne ne distribue mieux son bien aux pauvres que celui qui ne se réserve rien pour lui-même." A quoi il ajouta, voyant le chagrin d'Orion : "Ne t'afflige point, mon fils ce que je fais n'est pas moins dans ton intérêt que dans le mien, puisque si je reçois tes présents, j'offenserais Dieu et cette légion de démons retournerait en toi."


Italicus, habitant du même bourg, et qui était chrétien, possédait une écurie dont les chevaux couraient au cirque contre ceux de l'un des deux premiers magistrats de Gaza qui était idolâtre. Ces courses avaient lieu dans toutes les villes romaines à l'occasion de l'anniversaire du rapt des Sabines, et dans cette course, celui-là était réputé victorieux, qui avait devancé les chevaux de ses concurrents. Italicus, voyant que l'écurie adverse, au moyen d'un enchanteur qui usait de certaines invocations maléfiques, empêchait ses chevaux de courir et redoublait la vitesse des siens, vint trouver le bienheureux Hilarion. Ce vénérable vieillard, trouvant qu'il était ridicule de gaspiller des prières pour de semblables niaiseries lui dit en souriant : "Vends plutôt ces chevaux et tu donneras le prix aux pauvres pour le salut de ton âme." Il répondit que la charge de faire courir était une sorte de fonction publique à laquelle il était contraint et qu'un chrétien ne pouvant user de charmes, il avait jugé à propos d'avoir recours à un serviteur de Jésus Christ, principalement contre les idolâtres de Gaza qui étaient ennemis de Dieu et dont l'insolence et le triomphe étaient un outrage pour l'Église de Jésus Christ.


Hilarion n'était pas fort convaincu par ce raisonnement, mais les frères le trouvèrent fort juste et insistèrent pour qu'il intervînt. Sur quoi, Hilarion commanda qu'on emplît d'eau un pot de terre dans lequel il avait coutume de boire et qu'on le lui donnât. Italicus, l'ayant reçu, il arrosa de cette eau pour ainsi dire bénite, l'écurie, les chevaux, le cocher, le char et les barrières du cirque. Tout le peuple était dans une merveilleuse attente de ce qui devait se produire. Car son adversaire, se moquant de cette aspersion comme d'une superstition l'avait racontée partout et ceux qui misaient sur l'écurie d'Italicus se réjouissaient déjà. Le signal étant donné, les chevaux d'Italicus allaient aussi vite que s'ils eussent des ailes, et les autres semblaient avoir des entraves aux pieds. Les roues du char, tiré par ceux-ci, paraissaient toutes enflammées et ceux qui conduisaient l'autre, purent tout juste voir leur dos. Tout le peuple poussait de grands cris, les uns de triomphe, les autres de rage. Ceux qui avaient parié pour Italicus, vinrent au guichet, mais ceux qui n'avaient pas reçu ce plaisir, frémissaient de rage, demandaient que l'on punît Hilarion, comme étant le sorcier des chrétiens. Cette victoire, si connue et si publique, servit, dit-on, à faire embrasser la foi à ceux qui en furent témoins et au personnel du cirque.


Dans le même bourg, où se fait une partie du trafic de Gaza, il y avait un jeune homme éperdument amoureux d'une vierge consacrée à Dieu. Il n'avait rien pu gagner sur elle par tous les hommages, cajoleries et autres témoignages de passion qui sont la ruine de la chasteté. Alors, il alla à Memphis pour y chercher dans la magie, un moyen d'attaquer à nouveau la vertu de cette fille. Après avoir passé une année à se faire instruire par les prêtres d'Esculape, qui ont pour métier de perdre encore davantage et non de guérir les âmes, il revint dans l'espérance d'accomplir le crime qu'il avait conçu. Il enterra devant la porte de la fille une lame d'airain de Chypre sur laquelle étaient inscrites des formules de conjuration et plusieurs figures monstrueuses. Cette malheureuse vierge, perdant aussitôt tous les sentiments de la pudeur, jeta le voile qui lui couvrait la tête et n'eut plus d'autre pensée que de commettre le crime qui lui faisait horreur auparavant. Il lui arrivait même de grincer des dents, et d'appeler à haute voix celui qui par ses charmes l'avait réduite en cet état. Ses parents, très inquiets, l'amenèrent au monastère et la mirent entre les mains d'Hilarion. Aussitôt le démon commença à hurler : "C'est par force, disait-il, que je suis venu ici. Tu veux me contraindre à sortir du corps de cette fille et j'y suis attaché par la lame de cuivre et par la trame de fil qui sont enterrés sous le seuil de sa porte. Je n'en sortirai donc point, si celui qui m'a ainsi engagé ne me dégage."

A quoi le saint répondit : "Certes, ta force doit être bien grande, puisque tu es ainsi enchaîné et arrêté par une lame de cuivre et une tresse de fil. Mais dis-moi, comment as-tu eu la hardiesse d'obséder une vierge consacrée à Dieu ?" - Afin, répliqua-t-il, de conserver la virginité. - De conserver la virginité, répondit Hilarion, toi qui es l'ennemi déclaré de la chasteté ? Et pourquoi n'entrais-tu pas plutôt dans le corps de celui qui t'envoyait ? - Pourquoi y serais-je entré, dit-il, puisqu'il est déjà possédé par le démon de l'amour qui est un de mes compagnons. Mais le saint ne voulut pas avoir recours aux sortilèges pour chasser le démon et préféra délivrer la fille de lui-même de peur que le démon ne parut avoir été chassé par les sortilèges et ne le fut point en réalité. Les démons sont toujours trompeurs et très habiles à feindre des choses fausses. Ainsi, ayant délivré cette fille, il la reprit fort de ce que sa mauvaise conduite avait donné pouvoir au démon de l'obséder comme il avait fait et l'engagea à vivre désormais dans une chasteté très rigoureuse.


La réputation d'Hilarion ne s'étendait pas seulement en Palestine et dans les villes voisines de l'Égypte et de la Syrie, mais aussi dans les provinces les plus éloignées. C'est pourquoi l'un des officiers des gardes de l'empereur Constance, jeune seigneur d'origine française, était dès sa jeunesse possédé par un démon qui le faisait toutes les nuits hurler, gémir, et grincer des dents, demanda à l'empereur la permission d'aller en Palestine et lui en dit tout naïvement la cause. L'empereur lui ayant donné des lettres de recommandation pour le gouverneur de la Palestine, ce gouverneur le fit conduire à Gaza en grande pompe. Comme il avait demandé aux magistrats en quel lieu demeurait le moine Hilarion, les habitants de Gaza, croyant qu'il allait l'honorer d'une visite de la part de l'empereur, l'accompagnèrent jusqu'au monastère tant afin de rendre honneur à une personne recommandée par sa Majesté impériale que pour faire oublier à Hilarion, par cette marque de respect, les offenses qu'ils avaient pu lui faire.


Le vieillard se promenait alors sur le sable et récitait à mi-voix quelques versets des psaumes. Voyant venir à lui cette grande troupe, il s'arrêta, et leur ayant à tous rendu le salut et donné sa bénédiction, leur dit une heure après de s'en retourner et ne retint que le Français avec sa suite et ses serviteurs, parce qu'il avait reconnu à ses yeux quelle était la cause qui l'amenait. Dès que le saint commença à l'interroger, on le vit s'élever en l'air, pour ainsi dire, touchant à peine la terre du bout des pieds et rugissant effroyablement. Aux questions qui lui étaient faites par Hilarion, il répondit en syriaque et ainsi l'on voyait sortir d'une bouche étrangère et qui ne savait d'autres langues que le français et le latin, des phrases syriaques si pures qu'il n'y manquait ni le sifflement, ni l'aspiration, ni aucune autre particularité de l'idiome de la Palestine. Le saint l'interrogea aussi en grec pour que les assistants puissent comprendre; le démon répondit en la même langue et expliqua que la magie l'avait contraint d'entrer dans ce corps. - Je ne me mets guère en peine de savoir comment tu y es entré, lui dit le bienheureux ermite, mais je te commande d'en sortir au Nom de Jésus Christ, notre Seigneur. Et le démon de sortir avec un cri épouvantable. Cet officier supérieur, ayant été ainsi délivré, offrit au saint, avec une grande simplicité, dix livres d'or. Mais au lieu de les recevoir, le saint lui donna un pain d'orge pour lui faire comprendre que ceux qui se contentent d'une telle nourriture ne sauraient que faire de l'or.


Mais c'est peu de parler des hommes. On lui amenait aussi tous les jours des animaux furieux; l'un d'eux fut un chameau de Bactriane, d'une prodigieuse grandeur, qui avait fracassé plusieurs personnes et était amené par plus de trente hommes qui le traînaient avec de grosses cordes. Il avait les yeux pleins de taches de sang, la bouche écumante, la langue enflée et haletante. Mais ses étranges rugissements donnaient encore plus de terreur que tout le reste. Le saint vieillard commanda qu'on le déliât et dès qu'il le fut, tous les ecclésiastiques ceux qui étaient avec lui et tous ceux qui avaient amené cet animal s'enfuirent. Mais lui marcha fermement au-devant de lui et lui dit : "Tu ne m'étonneras pas, ô démon, par une si grande masse corporelle, que tu sois dans un renard ou dans un chameau, tu es toujours le même." Ayant achevé ces paroles, il demeura ferme et étendit la main. Cette bête qui venait toute furieuse et semblait vouloir le dévorer, tomba sur ses longs genoux aussitôt qu'elle fut arrivée auprès de lui et baissant la tête la tint contre terre. Tous ceux qui virent ce spectacle s'étonnaient qu'une si grande furie se fût changée si soudainement en une si grande douceur. Sur quoi, le saint les instruisant, leur apprit que le diable s'empare aussi des animaux parce qu'il porte aux hommes une haine si violente qu'il voudrait pouvoir détruire en même temps qu'eux tout ce qui leur appartient, et il leur rappelait l'exemple du bienheureux Job que le démon ne put tenter qu'après qu'il eut fait mourir tout ce qui était à lui et ainsi, personne ne devait s'étonner de ce que, avec la permission de notre Seigneur, les démons avaient fait noyer deux mille pourceaux.


Le temps me manquerait si je voulais rapporter tous les miracles qu'il a faits : car Dieu l'avait élevé à une si grande gloire que saint Antoine apprenant quelle était sa manière de vivre, lui écrivait et recevait très volontiers de ses lettres. Et lorsque des malades venaient à lui de la Syrie, il leur disait : "Pourquoi vous êtes-vous donné la peine de venir de si loin, puisque vous avez près de chez vous mon collègue Hilarion." Grâce à son influence, les monastères se multiplièrent dans toute la Palestine et tous les moines couraient à l'envi vers lui : ce que voyant, il rendait des louanges à Dieu de tant de grâces, et les exhortait tous à s'avancer dans la perfection en leur disant : "Que la figure de ce monde passe, et que celle-là est la seule véritable vie qui s'acquiert par les travaux et les incommodités de la vie présente." Et ces monastères étaient en pleine prospérité à cause de lui.


Une autre fois, il passait, par hasard, dans une petite ville nommée Elusa, le jour qu'une solennité avait rassemblé tout le peuple dans le temple de Vénus. Cette petite ville était si éloignée de tout qu'elle était à demi-barbare. Les habitants ayant su que saint Hilarion passait (car ils le connaissaient parce qu'il avait délivré plusieurs Sarrasins possédés du diable) ils vinrent le trouver en grand nombre avec leurs femmes et leurs enfants, en baissant la tête et en criant en syriaque : Barec, c'est-à-dire : "Donnez-nous votre bénédiction." Le saint les recevant avec douceur et humilité les conjurait d'adorer plutôt Dieu que des pierres et idoles. Ce qu'il disait en fondant en larmes, en levant les yeux au ciel et en leur promettant que s'ils croyaient en Jésus Christ, il les viendrait souvent visiter. Merveilleuse grâce de notre Seigneur ! Ils ne lui permirent de s'en aller qu'après qu'il eut tracé la place d'une église et que leur prêtre tout couronné comme il était, eut été marqué du sceau de Jésus Christ.


Une autre année, alors qu'il était sur le point d'aller visiter les monastères, et faisait la liste de ceux chez qui il voulait demeurer et de ceux qu'il ne voulait voir qu'en passant, les frères sachant qu'entre les autres moines, il y en avait un qui était un peu trop économe, et souhaitant le corriger de ce vice, le prièrent de le mettre au nombre de ceux chez qui il s'arrêterait. Il leur répondit : "Pourquoi voulez-vous que je lui fasse de la peine et que je gâte votre voyage en même temps ?" Ce moine trop économe ayant su cela et en ayant honte, obtint avec grande difficulté d'Hilarion à l'instance de tous les autres frères que son ermitage fût mis au nombre de ceux où il devait s'arrêter. Dix jours après, ils y arrivèrent, et trouvèrent des gardes disposés par toute sa vigne qui avec des pierres et des mottes empêchaient que l'on en approchât. Aussi partirent-ils le lendemain matin sans avoir mangé une seule grappe de raisin, le saint ne faisant qu'en rire et feignant d'ignorer ce qui s'était passé. Un autre moine, nommé Sabas (car il faut supprimer le nom de l'avare et ne taire le nom de celui qui fut généreux) les ayant reçus en passant un jour de dimanche, les pria tous d'entrer en sa vigne, afin qu'en mangeant des raisins avant l'heure du repas, la fatigue du chemin leur fût plus aisée à supporter. Sur quoi, le saint dit : "Malheur à celui qui nourrira son corps avant son âme. Prions ! Chantons des psaumes ! Rendons nos devoirs à Dieu, et puis vous entrerez dans la vigne !" Après avoir prié, il monta sur un lieu élevé d'où il bénit la vigne, puis y laissa aller les frères. Le nombre de ceux qui se rassasièrent de ces raisins n'était pas inférieur à trois mille et cette vigne, avant qu'on y eût touché ayant été estimée pouvoir rendre cent mesures de vin, elle en rendit trois cents, vingt jours après. Au lieu que le moine avare en recueillit beaucoup moins qu'il n'avait accoutumé et toute sa récolte s'étant tournée en vinaigre, se repentit trop tard de sa faute. En quoi, il n'y eut rien que le vieillard n'eût prédit à plusieurs.


Il avait en horreur, par-dessus tout, les moines qui mettaient ce qu'ils avaient en réserve, et prenaient trop de soin ou de leur dépense, ou de leurs habits, ou de quelqu'une de ces autres choses qui passent avec le siècle. Ainsi, il ne voulait plus voir l'un d'entre eux, qui demeurait à cinq milles de lui, parce qu'il avait appris qu'il gardait son petit jardin avec trop de soin, de crainte qu'on n'y dérobât quelque chose et qu'il avait un peu d'argent. Ce frère voulant se réconcilier avec lui venait souvent voir les autres frères et particulièrement Hésychius que saint Hilarion aimait avec une extrême tendresse, et lui apporta un jour une botte de pois chiches encore tout verts. Hésychius les ayant servis le soir sur la table, le saint s'écria qu'il ne pouvait souffrir cette puanteur et demanda d'où ils venaient. Hésychius répondant que c'étaient les prémices du jardin d'un des frères qui les avait apportées. "Ne sentez-vous pas, répartit le saint, cette effroyable puanteur, et combien ces pois chiches sentent l'avarice ? Donnez-les aux boeufs et vous verrez s'ils en mangeront. Hésychius ayant obéi et les ayant portés dans l'étable, les boeufs tout épouvantés et mugissant extraordinairement rompirent leurs cordes et s'enfuirent. Car le saint avait le don de connaître par l'odeur des corps, des habits et des autres choses auxquelles on avait touché à quel démon ou à quel vice on était assujetti.


A l'âge de soixante-trois ans, considérant l'importance de son monastère, le nombre des frères qui demeuraient avec lui et la multitude de ceux qui lui amenaient des malades à guérir, il regrettait amèrement son ancienne manière de vivre et parfois ce souvenir lui faisait verser des larmes. Les frères lui demandant ce qu'il avait et pourquoi il s'affligeait de la sorte : "Hélas, dit-il, je suis retourné dans le siècle et j'ai reçu ma récompense en cette vie. Voici que toute la Palestine et les provinces voisines me considèrent comme si j'étais quelqu'un et sous prétexte du monastère et de pourvoir aux besoins des frères, j'ai des héritages en des meubles." Ses disciples observaient avec attention ce qui se passait en lui, mais particulièrement Hésychius qui avait un amour et un respect incroyable pour le saint vieillard. Ayant ainsi passé deux années en pleurs, Aristenète, femme du Grand-Maître dont j'ai parlé, vint trouver saint Hilarion avec le dessein d'aller ensuite visiter saint Antoine. Sur quoi il lui dit, fondant en larmes : "Je voudrais bien y aller aussi, si je n'étais arrêté, comme en prison, dans ce monastère, ou si ce voyage pouvait être utile, mais il y a deux jours que le monde a été privé d'un tel père." Cette dame ajoutant foi à ses paroles, changea de résolution et peu de jours après sut en effet, par un messager que saint Antoine était passé à une meilleure vie.

Que les autres admirent les miracles et les prodiges si extraordinaires accomplis par saint Hilarion, son incroyable abstinence, sa science et son humilité. Quant à moi, rien ne m'étonne si fort que de voir comme il a foulé aux pieds avec mépris les honneurs qu'on lui rendait, et cette haute réputation que sa vertu lui avait acquise. On voyait venir à lui de tous côtés, des évêques, des prêtres, des troupes de clercs et de moines. On y voyait venir de grandes dames catholiques (ce qui est d'ordinaire un sujet de tentation) et non seulement des gens des villes et de la campagne, mais aussi d'importants personnages, et des magistrats, afin de recevoir de lui ou du pain béni, ou de l'huile bénite. Mais, dédaignant tout cela, il n'avait d'autre pensée que la solitude et il se résolut à s'en aller et ayant fait amener son âne (car il était si affaibli de jeûnes qu'il lui était presque impossible de marcher) il voulait à toute force se mettre en chemin. Ce bruit s'étant répandu et ayant été considéré comme un présage de la désolation et de la ruine de la Palestine, plus de dix mille personnes de tous âges, s'assemblèrent autour de lui pour le retenir; mais lui, inflexible à leurs prières et frappant sur la table avec son bâton, disait : "Je n'ai garde de m'imaginer que mon Dieu soit trompeur : or, je ne puis voir ses églises renversées, les autels de Jésus Christ foulés aux pieds et le sang de mes enfants arroser la terre." Tous ceux qui étaient présents, comprirent qu'il avait eu révélation de quelque secret qu'il ne voulait point faire connaître et le retenaient néanmoins pour l'empêcher de partir. Sur quoi, il décida publiquement de faire la grève de la faim tant qu'on ne le laisserait pas partir. Enfin, le septième jour, voyant l'extrême faiblesse où il était réduit, ils lui promirent de faire ce qu'il voudrait. Ainsi, après avoir dit adieu à plusieurs personnes, et une infinie multitude le suivant encore, il vint en Bethel, où il persuada tous de s'en retourner et choisit seulement quarante moines qui portaient de quoi se nourrir et qui étaient assez robustes pour marcher en jeûnant, c'est-à-dire pour ne manger qu'après le coucher du soleil. Le cinquième jour, il arriva à Péluse où il visita les frères qui demeuraient dans un désert proche de là, nommé Lychnos, puis trois jours après à Tobate pour y voir Dragonce évêque et confesseur qui y était en exil. Ayant reçu une incroyable consolation de l'entretien d'un si grand personnage, il arriva à trois jours de là à Babylone pour y voir l'évêque Philon qui souffrait aussi pour la confession de la foi, car l'empereur Constance favorisant l'hérésie des ariens, les avait relégués tous deux en ces lieux-là. Étant parti de Babylone, il vint en deux jours au bourg Baïsane qui louait des chameaux fort vifs pour mener ceux qui allaient visiter saint Antoine, puis il fit savoir à ses disciples que le jour anniversaire de la mort du grand saint approchait et qu'il le voudrait célébrer au lieu même où il avait fini sa vie, en y passant toute la nuit en prières. Ayant donc traversé en trois jours cette vaste et effroyable solitude, ils arrivèrent enfin sur une très haute montagne, où ils trouvèrent deux moines, Isaac et Pélusian dont le premier avait servi de compagnon à saint Antoine.


Puisque l'occasion s'en offre et que j'en suis venu là, je vais décrire rapidement la demeure d'un si grand personnage. Une montagne rocheuse et fort élevée de mille pas des environs est le lieu de sa demeure. Il y pousse un nombre infini de palmiers qui contribuent extrêmement à la beauté et à la commodité du lieu. Vous eussiez vu Hilarion courir ça et là avec les disciples du bienheureux Antoine qui lui disaient : "Voici où il avait coutume de chanter des psaumes; voici où il priait d'ordinaire. Voici où il travaillait et voici où il se reposait quand il était las. Lui-même a planté cette vigne et ces arbrisseaux; lui-même, de ses propres mains, a aménagé cette petite aire. Lui-même, avec beaucoup de sueur et de travail a creusé ce réservoir pour arroser son jardin et cette bêche que vous voyez lui a servi plusieurs années à labourer la terre."


Hilarion voulut coucher dans son lit et l'embrassait comme si saint Antoine n'eût fait que de le quitter. Sa cellule contenait juste l'espace qu'il faut à un homme pour s'étendre en dormant. Il y avait, en outre, sur le sommet de la montagne, (où l'on n'allait que par un sentier en colimaçon presque inaccessible) deux autres cellules de la même grandeur où il se retirait quand il voulait fuir la multitude de ceux qui venaient vers lui et la communication de ses disciples. Mais ces deux cellules étant taillées dans le roc, on y avait seulement mis deux portes. Lorsqu'ils furent arrivés au jardin, Isaac leur dit : "Voyez-vous, ce jardin planté de petits arbres et plein de légumes ? Il y a environ trois ans, une troupe d'onagres était venue tout ravager ? Le saint commanda à celui qui conduisait les autres de s'arrêter et le frappant un peu avec son bâton, lui dit : 'Pourquoi mangez-vous ce que vous n'avez pas semé ?' Depuis ce jour-là, ces animaux n'ont jamais touché ni à aucun arbrisseau, ni aux légumes, mais ils venaient seulement boire." Hilarion priant ces deux disciples de saint Antoine de lui montrer le lieu de sa sépulture, ils le menèrent à l'écart, et on ne sait s'ils le lui montrèrent ou non. Ils disaient que la raison pour laquelle ils le tenaient secret était qu'un personnage important du pays nommé Pergame voulait enlever le corps d'Antoine pour le faire porter chez lui et lui bâtir une chapelle.


Hilarion étant retourné à Aphrodite, ne garda que deux frères avec lui et s'arrêta dans le désert voisin, où il vivait avec tant d'abstinence et dans un si grand silence, qu'il disait n'avoir commencé qu'alors à servir Jésus Christ. Il y avait déjà trois ans qu'il n'avait plu en ce pays-là et ainsi la terre était dans une sécheresse étrange, ce qui faisait dire aux habitants que les éléments même pleuraient la mort de saint Antoine. Or, la réputation de saint Hilarion n'ayant pu leur être cachée, ils vinrent à lui en foule, hommes et femmes avec des visages plombés et exténués par la faim, le suppliant comme serviteur de Jésus Christ et successeur de saint Antoine de leur obtenir de la pluie par ses prières. Les voyant dans cet état, il fut touché d'une merveilleuse compassion et élevant les yeux et les mains au ciel, il obtint de Dieu, à l'heure même l'effet de sa demande. Mais dès que cette terre altérée et sablonneuse eut été détrempée par la pluie, elle produisit un si grand nombre de serpents et d'autres bêtes venimeuses qu'un grand nombre de personnes furent piquées, et seraient mortes sur-le-champ si elles n'avaient eu recours au saint qui leur donna de l'huile bénite qu'elles mirent sur leurs plaies pour les guérir.


Hilarion, voyant les honneurs qu'on lui rendait, se retira dans le désert le plus reculé de tous, nommé Oasis. Il s'arrêta chez les ermites qu'il connaissait, en un lieu nommé Bruchion, fort peu éloigné d'Alexandrie. Ils le reçurent avec une merveilleuse joie et la nuit étant proche, ils furent extrêmement surpris de voir que ses disciples préparaient son âne parce qu'il voulait par-tir. Ils se jetèrent à ses pieds en le conjurant de ne leur point faire ce tort et l'assurèrent qu'ils mourraient plutôt que d'être privés d'un tel hôte. Il leur répondit : "Je ne me hâte de partir qu'afin de n'être pas la cause d'un grand chagrin pour vous et vous comprendrez ensuite que ce n'est pas sans sujet que je m'en vais si promptement." Le lendemain, la police de Gaza, qui avait, le jour précédent, appris son arrivée, se rendit dans le monastère avec des archers et ne le trouvant point, ils se disaient l'un à l'autre : "Ce qu'on nous a dit est bien vrai; il est magicien et connaît l'avenir." Car il faut savoir qu'après son départ de la Palestine, Julien étant devenu empereur et persécutant les chrétiens, les habitants de Gaza détruisirent le monastère du saint et obtinrent de l'empereur par leurs prières qu'il fût condamné à mort avec Hésychius; on devait les arrêter tous les deux en quelque lieu du monde qu'ils fussent. Hilarion ayant donc échappé à ce péril, traversa une solitude inaccessible et arriva ensuite à Oasis où il passa environ un an; mais comme s'il eût été impossible de se cacher en tout l'Orient et voyant que son nom était venu jusque là, où tant de gens le connaissaient par réputation et même de visage, il décida de se réfugier dans une île déserte, afin de rencontrer enfin sur la mer la sûreté qu'il ne pouvait trouver sur la terre. Quelque temps après, Adrien, l'un de ses disciples venant de Palestine lui apprit que Julien avait été tué et qu'un empereur chrétien régnait à sa place et qu'il devait retourner pour voir les ruines de son monastère. Le saint ne put se résoudre à cela, mais il loua un chameau et se rendit à travers les déserts dans une ville de Lybie nommée Parétoine, sur le bord de la mer. Adrien persistant à vouloir retourner en Palestine, ils se mit en route, en prenant le nom de son maître pour recevoir les honneurs qu'il lui avait vu rendre autrefois. Il en profita pour voler et détourner à son profit tout ce que les frères avaient remis entre ses mains pour Hilarion. Il s'en alla enfin sans lui dire adieu. Sans m'étendre sur cette action épouvantable, je dirai seulement pour faire trembler ceux qui méprisent ainsi leurs maîtres, que quelque temps après, il mourut de la jaunisse.


Hilarion quitta bientôt la Lybie à bord d'un vaisseau qui faisait voile vers la Sicile. Il avait l'intention de vendre un livre des évangiles qu'il avait transcrit étant jeune pour avoir de quoi payer son passage, mais lorsqu'ils furent parvenus au milieu de la mer Adriatique, le fils du pilote étant agité par un démon, commença à crier : "Hilarion, serviteur de Dieu, pourquoi faut-il que par ta faute nous ne soyons pas en sûreté, même sur la mer ? Donne-moi au moins le temps d'aller à terre, de peur qu'étant chassé d'ici, je ne sois précipité dans les abîmes." Le saint ré-pondit : "Si Dieu te permet de demeurer, demeure, mais si c'est Lui qui te chasse, démon, pourquoi m'accuses-tu, moi qui ne suis qu'un pécheur et un pauvre mendiant ?" Il parlait ainsi de crainte que les mariniers et les marchands qui étaient sur le vais-seau ne fassent connaître qui il était à leur arrivée. Aussitôt après, il délivra cet enfant, le père et tous les assistants leur ayant donné leur parole de ne dire son nom à personne. Lorsqu'ils furent arrivés au promontoire de Pachyn, en Sicile, il offrit au pilote le livre des évangiles pour le prix de son passage, mais le pilote ne voulut pas l'accepter et devant son insistance il jura qu'il ne le recevrait point, étant d'autant plus porté à cela, qu'il vit qu'excepté ce livre et ses habits, il ne possédait aucun bien. Ainsi Hilarion le garda après avoir établi toutefois en sa conscience qu'il n'était pas une plus grande joie que de penser qu'il ne possédait rien de toutes les choses du siècle et que les Siciliens le prenaient pour un mendiant. Et craignant que les marchands qui venaient du Levant ne le reconnussent et ne le fissent connaître, il se retira vers le milieu de l'île à vingt milles de la mer et s'installa dans un petit champ abandonné où il ramassait tous les jours du bois pour faire un fagot. Mais il arriva qu'un armurier étant tourmenté du démon dans l'église de Saint-Pierre de Rome, le malin esprit parlant par sa bouche s'écria : "Depuis quelques jours, Hilarion, serviteur de Jésus Christ est en Sicile où personne ne le connaît et où il croit être bien caché. Mais j'irai et je le découvrirai."


Aussitôt après, il s'embarqua avec ses serviteurs sur un vaisseau qui était au port et se fit mener à Pachyn. Là, le démon le conduisit à la petite cabane du vieillard, devant lequel il se prosterna contre terre et fut aussitôt délivré. Ce premier des miracles que le vénérable Hilarion fit en Sicile, dévoila sa sainte retraite : une multitude incroyable, non seulement de malades, mais aussi de personnes pieuses le vinrent trouver. L'un d'eux, qui était hydropique fut guéri le même jour et il lui offrit ensuite de très grands présents que le saint repoussa en lui disant cette parole de Jésus Christ à ses disciples : "Donnez gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement." Cependant, Hésychius, son fidèle disciple, cherchait le saint vieillard par tout le monde. Il n'y avait point de rivages qu'il ne courût, ni de déserts qu'il ne pénétrât, et il espérait bien le trouver finalement, parce que, pensait-il, en quelque lieu qu'il fût, il était impossible qu'il demeurât longtemps caché. Au bout de trois ans, il apprit à Méthone, d'un juif qui vendait des haillons, qu'il avait paru en Sicile un prophète des chrétiens qui faisait tant de miracles que l'on croyait voir en lui un des saints du temps passé. Hésychius lui demanda anxieusement, comment il était vêtu, quelle était sa démarche, son langage et particulière-ment son âge, mais il n'en put rien apprendre, ce juif disant qu'il ne le connaissait que par réputation. Hésychius, néanmoins, s'embarqua. Il arriva heureusement à Pachyn et s'informant du vieillard dans un hameau du rivage, il apprit le lieu où il se tenait et ce qu'il faisait. Et les habitants ajoutèrent qu'on admirait surtout en lui qu'après avoir fait un si grand nombre de miracles, il n'eût pas seulement voulu recevoir un morceau de pain de qui que ce fût.


Mais pour ne m'étendre pas trop sans besoin, le saint homme Hésychius n'eut pas plutôt entendu ce rapport qu'il comprit que c'était là qu'était son maître. Il se rendit à sa retraite et se jetant à ses genoux, arrosa ses pieds de ses larmes. Après avoir été relevé par lui et l'avoir entretenu deux ou trois jours, il apprit que le saint vieillard ne pouvait se résoudre à demeurer là plus longtemps, mais qu'il voulait s'en aller dans quelque pays barbare où on ne le connût point et où on ne comprît même pas son langage. Il le mena donc à Epidaure qui est un bourg de Dalmatie; ils y demeurèrent quelque temps dans une sorte de champ, mais ils ne purent être cachés davantage parce qu'un dragon d'une prodigieuse grandeur et qui était de ceux qu'on nomme en ce pays-là boas, à cause qu'ils sont extraordinairement grands et qu'ils dévorent même les boeufs, ravageait toute cette province et engloutissait non seulement les troupeaux et les bêtes, mais aussi les paysans et les pâtres qu'il attirait à lui par son souffle. Saint Hilarion, après avoir fait élever un grand bûcher et adressé sa prière à Jésus Christ, commanda au dragon de monter sur le bûcher, puis y mit le feu. Ainsi, en présence de tout le peuple il brûla cette monstrueuse bête. Cette action le mettant en inquiétude parce qu'elle l'avait fait connaître, il ne savait que faire ni à quoi se résoudre et se préparait à une autre fuite. Son amour pour la solitude lui faisait parcourir en pensée toute la terre, afin d'y trouver un lieu pour se cacher et il s'affligeait de ce que quelque soin qu'il prît de se taire, ses miracles parlaient pour lui et le découvraient.


C'était l'époque où le tremblement de terre qui se produisit après la mort de Julien fit sortir les mers de leurs bornes; et comme si Dieu eût menacé les hommes d'un second déluge, les vaisseaux étaient suspendus sur les sommets des montagnes où la tempête les avait jetés. Les habitants d'Epidaure voyant les flots s'avancer en une tempête épouvantable et ces effroyables montagnes d'eau fondre sur leurs côtés, craignirent, ainsi qu'il était autrefois arrivé, que leur bourg ne fût submergé. Ils vinrent trouver le vieillard, et comme s'ils fussent allés au combat, le mirent à leur tête sur le rivage. Le saint fit trois signes de croix sur le sable et étendit ses mains vers le déluge qui les menaçait. La mer s'enfla jusqu'à une hauteur prodigieuse et se tint ainsi devant lui, comme un grand mur. Mais après avoir grondé longtemps, comme si elle se fût trouvée furieuse de rencontrer cet obstacle, elle s'abaissa peu à peu et fit retourner ses eaux dans elle-même. Epidaure et toute cette contrée parlent encore aujourd'hui de ce miracle, et les mères le content à leurs enfants, afin d'en passer la mémoire à toute le postérité.

 

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28/12/2008
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